« Ce que nous avons fait, c’est de sacraliser nos propres démocraties tout en soutenant au Moyen-Orient des dictatures qui sont autorisées à simuler la démocratie. » Au Moyen Orient, les prétentions de l’occident sont jaugées au poids des actes, et non pas de principes qu’il est le premier à bafouer lorsque ses intérêts sont en jeu, observe Robert Fisk, grand reporter pour The Independent, et fin connaisseur de la région.
Robert Fisk s’entretient avec New Internationalist Magazine, octobre 2010
Comment est perçue au Moyen-Orient en ce moment la démocratie de style occidental ?
Il semble qu’il y ait de moins en moins de démocratie en Europe Le présidentialisme se renforce, les parlementaires n’ont tout simplement plus de pouvoir. Au Moyen-Orient, les gens s’informent sur l’Occident comme nous nous informons sur le Moyen-Orient. Ils connaissent les débats sur le « déficit démocratique », ils savent à quel degré les électeurs occidentaux se sentent de plus en plus lointains de leurs élus. Donc, de nombreuses personnes que je rencontre au Moyen-Orient se demandent pourquoi nous voulons prêcher la démocratie lorsque nous n’en jouissons que fort peu nous-mêmes.
Le mot est utilisé avec beaucoup de cynisme.
Je pense que beaucoup de gens ici aimeraient jouir de la démocratie ; ils aimeraient prendre quelques « paquets de droits de l’homme » sur les étagères de notre supermarché. Mais ce qui les préoccupe, c’est l’injustice. Et je ne pense pas que la justice soit quelque chose que nous soyons intéressés à accorder au Moyen-Orient.
Les élections sont au cœur de l’idée occidentale de démocratie. Quel effet produisent-elles au Moyen-Orient ?
Des effets grotesques. Chaque président prétend avoir tenu des élections sincères et chaque élection présidentielle est truquée. Voila pourquoi on apprend que M. Moubarak a obtenu 98% des suffrages et que Saddam en recueillait habituellement 100%. C’est une caricature, mais ce qui est intéressant c’est que les gens paraissent croire que la tenue d’élection accroît la légitimité même si c’est totalement truqué. Ils veulent pouvoir dire : « Nous avons également des élections, nous avons un parlement, nous avons un président, nous l’avons élu », même si nous savons tous que dans les pays arabes où se tiennent des élections – à l’exception du Liban, où existe une certaine impartialité dans le processus électoral – elles ne comptent pas réellement.
Les élections ici [au Moyen-Orient], sont un outil, un instrument. Elles ne sont pas destinées à manifester l’état d’esprit du peuple : elles sont destinées à manifester celui de l’homme qui sera élu.
Au Moyen-Orient on a des simulacres d’élections qui sont censées être réelles ; en Occident, on a de vrais scrutins qui, souvent, s’avèrent être des simulacres, en ce sens que nos députés ne font pas ce que nous voulions qu’ils fassent. Mais au moins, en occident, on peut être assuré que les votes seront comptés, qu’ils ne seront pas jetés dans le Nil ou brûlés nuitamment au ministère de l’Intérieur.
Reste que ce que nous avons fait, c’est de sacraliser nos propres démocraties tout en soutenant au Moyen-Orient des dictatures qui sont autorisées à simuler la démocratie. Nous étions les meilleurs amis de Saddam durant de nombreuses années. Nous aimons Moubarak, qui est un « modéré », bien que nous sachions que les élections présidentielles en des endroits comme l’Egypte ne sont qu’une imposture.
Que faudrait-il faire ?
Sommes-nous en train de dire : adoptez un peu de démocratie et vous serez comme nous ? Ou bien les abusons-nous en disant cela ? Nous croyons en la justice, mais nous ne rendons pas justice au Moyen-Orient, n’est-ce pas ? Il suffit d’observer la situation. Nous n’avons pas l’intention de laisser les Palestiniens retrouver leurs foyers. Nous prêchons la justice mais je ne pense pas que nous nous y intéressions.
Au Moyen-Orient, il existe une large compréhension des faits historiques, et de ce que nous [occidentaux] avons fait durant cette histoire. Donc, je ne suis pas vraiment certain qu’ils souhaitent de tout temps se procurer nos « produits », comme les droits de l’homme ou la démocratie, car nous ne leur avons pas apporté la preuve [de leur qualité]. En fait, nous les avons très souvent bombardés…
Lors de mes conférences aux États-Unis, au Canada, en Europe, pas mal de gens me demandent « que pouvons-nous faire ? » Auparavant, je répondais rejoignez Amnesty ou Human Rights Watch. Aujourd’hui, je leurs dis : venez observer le Moyen-Orient et renseignez-vous sur le sujet. Nous pouvons prendre position sur l’injustice qui règne dans la région afin que soit comprise la raison de cette fureur incendiaire que les gens ressentent envers l’occident, et les uns envers les autres. Mais nous ne pouvons certainement pas prêcher l’exemple de notre « merveilleuse » vie politique.
Publication originale New Internationalist Magazine, traduction Contre Info
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