Par Mediapart,
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Cet homme est à lui seul un secret d'Etat. Jusqu'à récemment, Ziad Takieddine, l'émissaire officieux du clan Sarkozy auprès de plusieurs dictateurs arabes et principal suspect dans le volet financier de l'affaire Karachi, pouvait dormir tranquille. La direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ne dirait rien.
Questionnée en 2010 par les juges de l'affaire Karachi, qui enquêtent sur son rôle d'intermédiaire lors de la vente des sous-marins Agosta au Pakistan, la DGSE a dissimulé l'intégralité de ses informations sur l'activité parallèle de l'homme d'affaires, selon de nouveaux documents et des témoignages recueillis par Mediapart.
Dans une note du 17 février 2010, déclassifiée fin 2010 – et dévoilée par le site Owni –, le service de renseignement français assurait ne disposer sur l'intéressé« que de renseignements parcellaires et anciens, datant du début des années 80, lorsque Ziad Takieddine, alors de nationalité libanaise, travaillait au profit du groupe saoudien Al Amoudi ».
Sa méconnaissance des faits et gestes de l'un des plus intermédiaires les plus puissants du moment apparaît crûment aujourd'hui. La DGSE a ainsi caché l'offre de service adressée par M. Takieddine au patron de ce service, Pierre Brochand, en mai 2005. Dans ce courrier, révélé aujourd'hui par Mediapart, Ziad Takieddine s'engage à communiquer «des renseignements touchant à la sécurité extérieure de la France» à la suite de ses «différentes rencontres avec le colonel Kadhafi en Libye».
A l'époque, M. Takieddine recourt aux services d'une société d'intelligence économique, Salamandre, qui compte parmi ses administrateurs deux anciens responsables de la DGSE : son ancien patron (entre 1987 et 1989), le général François Mermet, et son ancien directeur du renseignement (entre 1989 et 2000), Michel Lacarrière. D'après ce courrier adressé à la DGSE, c'est M. Mermet qui aurait recommandé Ziad Takieddine auprès de M. Brochand.
Selon des documents en notre possession, Salamandre aurait été rétribuée 150.000 euros pour des conseils relatifs à l'introduction des sociétés françaises en Libye. Le marché concernant le cryptage des communications du régime vendu par le groupe Bull a par exemple été élaboré sur les conseils de Salamandre. Il a donné lieu au versement de 4,5 millions d'euros de commissions occultes à des sociétés de M. Takieddine entre 2007 et 2008.
Takieddine demande un contact direct «de vive voix» au patron de la DGSE
Dans l'affaire Karachi, les juges livrent depuis plusieurs mois un combat acharné, et inégal, contre le secret. A l'automne 2010, le juge Marc Trévidic a demandé la déclassification de 54 documents au ministre de la défense. La Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN), saisie par le ministre, limite son avis favorable, en décembre 2010, à la levée du secret pour 23 documents parmi lesquels figure la fiche, tronquée, de Ziad Takieddine.
Comme on peut le lire sur cette fiche, la DGSE concède que M. Takieddine«est surtout connu en France comme un intermédiaire agissant principalement sur les marchés de l'armement, au profit des sociétés françaises», et qu'il dispose en France «d'un important réseau relationnel». Pour le reste, elle ne «dispose que de renseignements parcellaires et anciens», et se contente de citer deux articles de presse.
Scan 0020Les deux articles mentionnés par la DGSE datent de 2004. Et la seule relation politique prêtée – «par la presse» – à Ziad Takieddine remonte à 1994 et s'appelle François Léotard. Pas un mot de ses contacts avec Renaud Donnedieu de Vabres, Brice Hortefeux, Claude Guéant ou Jean-François Copé, dont Mediapart a révélé l'étendue.
La DGSE n'est pas la seule à imposer le secret, puisque la CCSDN joue son rôle. En avril dernier, elle a ainsi refusé au juge Renaud Van Ruymbeke, chargé du volet financier de l'affaire, la déclassification des déclarations fiscales, dites «DAS II Bis», des sociétés Thomson et Sofresa impliquées dans les ventes d'armes au Pakistan et à l'Arabie saoudite. Ces déclarations au fisc – qui se sont interrompues en 2000 après l'adoption des mesures anti-corruption de l'OCDE – contiennent théoriquement les montants des commissions, les noms des intermédiaires, et ceux des autorités politiques étrangères bénéficiaires.
Si le nom de Ziad Takieddine, qui a été l'intermédiaire central de ces marchés conclus en 1994, devrait apparaître dans ces documents fiscaux, il doit aussi figurer dans les fiches de la DGSE. La procédure d'autorisation de la commission interministérielle pour l'étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG), à laquelle ont été soumis les marchés des frégates et des sous-marins à l'Arabie saoudite et au Pakistan, impliquait la vérification de la probité des intermédiaires par la DGSE. Sa fiche du 17 février 2010 s'apparente donc à un habillage grossier. Rien d'étonnant à ce que la DGSE cache aussi l'étendue de ses propres contacts, directs ou indirects avec l'homme d'affaires. Et son offre de collaboration.
En mai 2005, Ziad Takieddine prend un papier à en-tête de sa prestigieuse résidence, et néanmoins dissimulée au fisc, avenue Georges-Mandel, pour écrire à Pierre Brochand, patron de la DGSE depuis 2002. C'est «sur le conseil du général François Mermet», que Takieddine prétend «contacter directement» le chef des services spéciaux. Objectif : lui communiquer«personnellement et de vive voix», des «éléments d'information (...) touchant à la sécurité extérieure de la France», à la suite de ses«différentes rencontres avec le colonel Kadhafi»
Les parrains de Takieddine sont aujourd'hui embarrassés.
Takieddine disait «je suis l'envoyé spécial de Nicolas Sarkozy»
«Ça ne me dit rien», a réagi François Mermet interrogé par Mediapart sur cette prise de contact avec les services spéciaux. C'est à travers la mystérieuse société Salamandre, dont il était l'administrateur, que l'ancien patron de la DGSE avait noué des contacts avec Ziad Takieddine.
Salamandre enquêtait alors sur la présence d'intérêts américains dans Gemplus, fabricant français de cartes à puces, dont Takieddine était l'un des actionnaires minoritaires aux côtés de Thierry Dassault. «L'affaire Gemplus, c'était clean, assure le général Mermet. Mais il voulait faire d'autres opérations qui l'étaient moins.» «J'ai toujours considéré que M. Takieddine était un type infréquentable, et qu'il y avait tout à perdre de le fréquenter, assure de son côté Michel Lacarrière. Je sais qu'il voulait voir le directeur général de la DGSE et qu'il n'avait pas été très bien reçu. Ce monsieur faisait l'important et il se mêlait de tout un tas de choses.»
En réalité, Ziad Takieddine a étroitement associé la société Salamandre à ses projets libyens. Entre 2005 et 2006, le PDG de Salamandre, Pierre Sellier, lui aussi réputé proche des services spéciaux, a littéralement secondé l'homme d'affaires dans ses contacts avec les industriels français pour les conduire en Libye. Deux projets phare, déjà racontés ici par Mediapart, les mobilisent. Faire obtenir à Sagem la rénovation de la flotte aérienne libyenne et au groupe Bull la vente des systèmes de cryptage des communications destinés à protéger le régime libyen du réseau occidental Echelon. Dans la foulée, ils imaginent la création d'un think-tank franco-libyen, dont François Mermet et Michel Lacarrière seraient les membres éminents. Le président de Salamandre étant pour sa part chargé du «secrétariat général (logistique trésorerie opération)».
Si l'affaire Bull se réalise, le think-tank capote, et le dossier Sagem bute sur la résistance des milieux industriels et d'un haut responsable du renseignement. C'est Alain Juillet, conseiller à l'intelligence économique au Secrétariat général de la défense nationale (SGDN) puis à Matignon – il a lui aussi été directeur du renseignement de la DGSE en 2002 et 2003 –, qui s'oppose au projet de Takieddine avec Sagem.
«Takieddine avait été en Libye et il avait lancé avec Sagem un projet de refonte totale de l'aviation libyenne, alors que les industriels français s'étaient entendus pour la remise en état de neuf Mirage, explique Alain Juillet à Mediapart. L'intérêt des industriels était de vendre des Rafale, ce que compromettait l'arrivée de Takieddine. J'ai donc convoqué tous les opérateurs français, et M. Takieddine, et j'ai tapé du poing sur la table.»
Lors d'une réunion avec Alain Juillet, en janvier 2006, Ziad Takieddine défend une dernière fois l'idée d'un «contrat dix fois supérieur» à celui d'une simple remise en vol des Mirage. Les Libyens, expose-t-il, «n'ont jamais exprimé le moindre intérêt pour le Rafale» et demandent «une modernisation complète de leurs aircrafts».
«Il y a eu à l'époque un forcing parce que l'enjeu était important. S'il avait signé la rénovation complète de l'aviation libyenne, cela faisait beaucoup, beaucoup d'argent, poursuit Alain Juillet. Salamandre, dont le général Mermet et M. Lacarrière étaient administrateurs, travaillait indiscutablement avec M. Takieddine. Il n'y a pas de doute là-dessus. A un moment dans l'affaire libyenne, on a vu apparaître Salamandre avec Takieddine.»
Cette bataille libyenne n'a évidemment pas pu échapper à la DGSE. Mais elle a, elle aussi, été dissimilée aux juges. «Takieddine pendant longtemps s'est promené en disant “je suis l'envoyé spécial de Nicolas Sarkozy”, ce qui était très discutable, assure M. Juillet. Mais Takieddine était un intermédiaire reconnu, et qui a joué un rôle important auprès d'un certain nombre de sociétés en se faisant très bien payer. Les sociétés ne sont pas des philanthropes, quand elles payent, c'est qu'elles ont des raisons.»
Mardi, un porte-parole de la DGSE – aujourd'hui dirigée par Erard Corbin de Mangoux, ancien directeur général des services du département des Hauts-de-Seine entre 2006 et 2007, puis conseiller de Nicolas Sarkozy à l'Elysée –, a indiqué à Mediapart qu'elle ne «commentait pas habituellement ce type d'affaires». «Ce que l'on sait a été dit au magistrat», a-t-il assuré. Pierre Brochand, quant à lui, n'a pas répondu à nos messages.
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