GRAND ANGLE Dévastée par les bombardements de l’Otan, tenue à l’écart par les rebelles qui ne la contrôlent qu’à distance, la cité libyenne, entretient sa flamme kadhafiste et rêve ouvertement de revanche.
Par JEAN-LOUIS LE TOUZET Envoyé spécial à Bani Walid (Libye)
Il n’y a plus rien d’intact sur ce mamelon ocre qui est tombé le 11 octobre après deux mois de siège. Et pourtant Bani Walid, à 170 km au sud au Tripoli, brûle toujours pour le colonel Kadhafi sous la cendre des combats. Un panneau métallique dentelé par les tirs «Tous avec toi, Guide de notre Révolution» a résisté aux assauts des rebelles à mi-pente du lacet qui conduit à la mosquée dont le minaret semble étoilé par les impacts de balles.
Il n’y a plus rien à Bani Walid : ni vent, ni banque, ni commerce, ni hôtel, ni administration, juste un café-épicerie avec des types épuisés et silencieux. Le cœur de Bani Walid s’est arrêté net comme la fabrique de tapis en moquette à l’effigie du Guide. Ils servent maintenant de paillasson aux Tripolitains.
La nouvelle révolution a relégué ici dans l’oubli la précédente. L’aigle noir, symbole de Kadhafi, a été arrêté dans son vol de ferraille par des milliers de douilles de cuivre qui jonchent le macadam. A la sortie sud, une futaie de charpentes brisées et des tôles qui miaulent. De la caserne pulvérisée par les bombardements, qui s’étendait sur 10 hectares, à quatre kilomètres à la sortie nord la ville, il ne reste que les blocs sanitaires. Les rebelles, qui ont fait le siège de Bani Walid, ont ensuite achevé le travail au mortier et à la mitrailleuse lourde dans le centre-ville : chaussées crevassées, vitres éclatées, persiennes à lames de fer tordues par les tirs et gouttières désarticulées dont aucun chat ne voudrait. Saïf al-Islam, l’un des fils du Guide et dauphin du régime déchu, tenait la place avant de se faire arrêter dimanche sur une piste en direction du Niger.
Abdelhakim, la quarantaine, se prétend «professeur de mathématiques», mais roule grand train avec ses trois voitures et ses deux maisons : «Pour des raisons de sécurité vous ne devez pas connaître mon métier», dit-il sèchement. Il assure que les Warfallas sont restés fidèles à Kadhafi et, au crayon, il dessine l’influence de la tribu sur toute la Libye. «Nous sommes deux millions, pas uniquement des pro-Kadhafi, mais si nous, Warfallas, sommes mis à l’écart de cette pseudo Libye nouvelle il y aura du sang versé à nouveau», menace-t-il, index en l’air.
Dans la maison d’Abdelhakim, «celle qui n’a pas été détruite par les soi-disant rebelles et le pilonnage de l’Otan», la pièce centrale de la maison est celle où convergent «des partisans du Guide». Un mécanicien auto, des anciens fonctionnaires, des commerçants qui ont «tout perdu». Abdelhakim présente ses «vœux de prospérité et de bonheur au peuple français qui n’a rien à voir dans cette guerre qui va se transformer cette guerre tribale». Et se lance dans une violente charge contre les gouvernements français et anglais «qui ont aidé ces soi-disant rebelles» à renverser Kadhafi. Abdelhakim ne dit pas jamais Kadhafi mais «le martyr Muammar qui restera à jamais dans nos cœurs». La pièce acquiesce gravement.
Arrive le beau-frère d’Abdelhakim, un homme de 25 ans qui aurait perdu ses «deux frères dans les bombardements de l’Otan». Le type assure qu’il n’a pas pris «les armes contre les rebelles» et qu’il pourrait «suivre» son beau-frère Abdelhakim à l’étranger «car notre vie aujourd’hui n’est plus ici, en Libye. Nous sommes de Bani Walid et à jamais, pour le reste de la Libye, des partisans du martyr Muammar. Nous ne pouvons que choisir l’exil ou alors les armes si nous sommes mis à l’écart ou persécutés par le nouveau régime».
«On mange dans la main de ses cochons de Qataris»
Abdelhakim avait caché son drapeau vert depuis le début de la guerre sous une pile de linge. Il le fait soudain glisser et l’agite, ému aux larmes : «Si je sors ce drapeau demain, je suis mort». Il a cinq enfants, dont une petite de deux ans : «Je les élève dans l’amour du martyr Muammar. Pour qu’ils sachent que ce pays a été un grand pays musulman, souverain, fier, arabe et qui a résisté aux Occidentaux qui ont maintenant la main sur nos ressources. Aujourd’hui, tout n’est que chaos, insécurité et misère. La dictature des rebelles nous humilie et nous oblige à nous cacher.»
Pourtant, à Bani Walid, les rebelles sont totalement inexistants. Certes, ils gardent les entrées cardinales de la ville mais à plus de six kilomètres, comme si cette ville était contagieuse ou avait la rage. Celui qui se dit fonctionnaire prend alors la parole : «Nous sommes enfermés dans notre propre pays et Bani Waid est comme une réserve que les rebelles gardent.» Le groupe approuve : «Oui c’est ça, on est enfermés chez nous.» Chacun y va des grandes constructions du Guide : il a unifié les tribus, il a donné des voitures à tout le monde, puis aussi une maison, il a fait de la Libye un pays qui compte dans le monde, il était craint… Et aujourd’hui ? «On mange dans la main de ces cochons de Qataris qui ont acheté le CNT», s’emporte l’un. Un autre : «Les extrémistes que Kadhafi avaient matés vont faire la loi et puis il y a toutes ces munitions sont dans toutes les mains. C’est devenu un pays de brigands et de gangs», noircit un autre. Abdelhakim d’une main arrête la conversation : «Sous Kadhafi, ce n’était pas parfait. Il y avait ses fils qui se sont comportés comme des ivrognes et ont volé mais ce qui nous attend sera bien pire. On va vivre comme des mendiants et des parias dans notre propre pays.»
Celui qui insiste pour qu’on l’appelle Nasser est venu avec ses deux garçons de trois et six ans. Il se dit «pieux», possède une photo du Guide dans son téléphone portable, et travaillait, dit-il, comme cadre dans une exploitation agricole au sud de la ville : «Je suis ignorant de toutes ces choses politiques mais je suis étonné qu’on fasse la révolution pour mettre à la place du bâtisseur [Kadhafi, ndlr] un groupe de gens qui va tout démolir et qui vont commencer par se servir dans quelques mois comme les fils de Kadhafi.Dans un an on sera encore plus pauvres qu’aujourd’hui, déshonorés, et les esclaves des Occidentaux.»
Les crimes de Kadhafi passent par pertes et profits. «Les Occidentaux ont monté ces affaires de toutes pièces. Kadhafi était un chef et un chef ça dirige et punit. Mais il a aimé son pays comme aucun Libyen ne le fera et il n’est pas parti à l’étranger quand ces rats de rebelles l’ont renversé. Surtout il est mort les armes à la main en martyr. Notre Guide est maintenant au paradis.» Abdelhakim met sa main sur le cœur :«Les cicatrices de la guerre jamais ne se refermeront pas. Dites cela.»
L’antenne locale de la caisse d’épargne de Bani Walid était sur le point de livrer 101 lotissements quand la guerre a tout stoppé. 30 000 dinars (15 000 euros) chacune et payable en vingt ans. «Avant la guerre je comptais aménager dans le lotissement mais je n’ai en tout que 25 dinars en poche aujourd’hui. Je n’ai plus de boulot. Je n’en aurai pas. Je suis un Warffalla et le CNT, qui se méfie de nous, ne me donnera rien», dit Mohamed. Sur les murs les rebelles avaient tagué leur nom en prenant la ville. Un pinceau rageur a recouvert les tags : «Muammar notre martyr.»
Mohamed, qui était contremaître dans l’électromécanique navale à Malte, parle anglais «et un peu le français» car il a fait «des stages de mécanique dans la région parisienne». Il a 39 ans, porte une veste de treillis sable et refusera de dire s’il a défendu la ville les armes à la main. Il maudit, en revanche, les Européens et les rebelles sauf, affirme-t-il, ceux de Jadou (des Berbères du djebel Nefoussa) qui, eux, se sont comportés en hommes d’honneur : «Sans l’Otan les rebelles n’auraient jamais pris cette ville. Jamais ! L’Otan a tout détruit et tué.» Il se dit incapable de donner un chiffre mais exige qu’«une commission internationale fasse le compte des tués par l’Otan.»
Il poursuit : «J’avais une voiture, une maison. Je n’ai plus rien. Les rebelles de Zaouia [à 40 km à l’ouest de Tripoli où ont eu lieu des accrochages meurtriers entre pro-kadhafistes et rebelles il y a 15 jours, ndlr] ont tout pillé chez moi, tout emporté jusqu’aux sacs de sucre. Le CNT local sait tout cela et ils savent bien que je suis un partisan du Guide. Les chefs warfallas ont dit que si les rebelles de Zaouia ne rendaient pas ce qu’ils ont volé dans chacune des maisons de Bani Walid nous entrerons alors dans une guerre qui ne serait rien à côté de celle qu’on a vécue.»
«C’est cela la nouvelle Libye ? A vingt-sept dans une maison ?»
Il est conscient du danger qu’il y a à parler : «Ici je ne risque pas grand-chose mais je pourrais être vendu… par toi par exemple. Je pourrais bien te tuer et personne ne saurait que j’ai parlé. Mais j’ai besoin que tu dises au monde que nous ne sommes pas détruits, nous les partisans de Kadhafi, et il faudra compter avec nous. La réconciliation est impossible. A Bani Walid, avance-t-il, 80 % de la population le regrette mais il est trop tôt pour parler ouvertement et on risque tous la mort si on apprenait que nous sommes des partisans du martyr Muammar.»
Il y a là, dans ce groupe, cinq hommes au bout du rouleau, dont un salement blessé au pied, un vieillard impotent, qui «regrette beaucoup Kadhafi». Et des adolescents au visage impassible «dont certains ont combattu pour défendre Bani Walid», dit solennellement Mohamed. Le vieux veut parler : «Nous avons perdu notre dignité. Les soi-disant rebelles font une loi qui n’est pas la nôtre.» Puis le vieux s’en va en pointant sa béquille en direction de la rue à la chaussée défoncée : «C’est cela la nouvelle Libye ? A vingt-sept dans une maison, sans eau, sans électricité, sans égouts ? Le Guide n’aurait jamais permis cela…»
Djamal était ingénieur à la centrale électrique de Bani Walid et fait de grands gestes avec un tournevis qu’il pointe comme une lame : «On vit dans une sorte de fausse paix pour le moment. Mais il y a aura des suites. Des rebelles qui nous ont combattus se demandent aujourd’hui si on ne les pas trompés, avance-t-il.Notre fidélité sera toujours acquise au martyr Muammar, ici comme à Syrte et dans tous le pays, nous sommes des millions à nous taire et nombreux sont ceux qui jouent un double jeu, surtout parmi les rebelles.».
A les écouter Bani Walid et Syrte, anciennes places forte du régime, contiendraient en germes le risque d’une contre-révolution. Réponse du porte-parole du gouvernement Abdul Hafid Gogha, interrogé par Libération : «Ce sont des zones prioritaires. On tâchera de reconstruire…». A Tahrouna, à 60 km de Tripoli, la rue commerçante a été rebaptisée cette semaine : «Avenue du Martyr-Muammar-Kadhafi.»
http://www.liberation.fr/monde/01012373137-bani-walid-la-ville-ou-kadhafi-est-martyr
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